Il est devenu aujourd’hui fréquent pour tout défenseur actuel de la langue française de régulièrement s’insurger contre l’influence excessive de l’anglais dans la langue française, et même de dénoncer son côté hégémonique qui éclipse de plus en plus et un peu partout notre langue. Pourtant, l’influence inverse est peu connue alors qu’elle est d’une toute autre ampleur, et ne se limite pas à la locution royale « Honni soit qui mal y pense » ! Que retenir de ces dix siècles d’influence, souvent mal connue, du français sur l’anglais ?
L’histoire des relations entre la France et l’Angleterre est marquée par un événement fondateur : la conquête de 1066, avec la victoire du Franco-normand Guillaume le Conquérant (1027-1087), né à Falaise et vassal du roi de France, contre le dernier roi anglo-saxon Harold (1022-1066) lors de la célèbre Bataille de Hastings. À ce moment-là, les vainqueurs Normands occupent rapidement une place importante dans l’aristocratie du pays dont Guillaume se fait couronner roi à l’Abbaye de Westminster. Le nouveau pouvoir royal normand amène avec lui de nombreux mots français, qui s’ajoutent, se substituent ou complètent les mots anglo-saxons existant. Cela explique notamment pourquoi l’anglais compte autant de mots. En effet, par exemple, pour dire la « liberté », il existe ainsi deux mots en anglais : « freedom », venant du germanique, et « liberty », venant du français. Parfois, le mot venant du français a la même signification en anglais : ainsi, « important » signifie bel et bien « important ». Parfois, il a un sens plus imagé ou plus fort : ainsi, « I demand » ne signifie pas comme on pourrait le croire « je demande » mais « j’exige ». Ou bien « sympathetic » ne signifie pas « sympathique » mais « compatissant ». C’est ce qu’on nomme parfois des « faux amis ». La structure du vieil anglo-saxon est alors complètement bouleversée par la conquête franco-normande, et pour toujours. La devise du roi d’Angleterre « Honni soit qui mal y pense », « Dieu et mon droit », est dite en français, de même que la signature de tout acte législatif qui se termine par « Le Roi le veult » (ou « La Reyne le veult » s’il s’agit d’une reine).
En plus de la conquête normande, l’expansion de la langue française trouve un terrain particulièrement favorable en Angleterre à partir du milieu du Moyen Âge et se prolonge pendant des siècles en raison notamment des mariages royaux de la monarchie anglaise : en effet, d’Henri II Plantagenêt (1133-1189) jusqu’à Édouard IV (1442-1483), aucun roi anglais ne prend par exemple d’épouses en Angleterre et toutes les reines pendant trois siècles sont originaires de France. Une des plus célèbres est Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), qui épouse d’abord le roi de France Louis VII (1120-1180), et qui ensuite épouse le roi d’Angleterre Henri II. En outre, ce que nomme « l’empire Plantagenêt », c’est-à-dire les territoires dominés par le roi d’Angleterre, occupe tout l’ouest de la France où le roi d’Angleterre est vassal du roi de France. Beaucoup de rois d’Angleterre passent d’ailleurs une bonne partie de leur règne sur le sol français ou y sont même enterrés, notamment à l’Abbaye de Fontevraud dans le pays d’Anjou.
Cette influence prépondérante de la France dans la royauté anglaise joue bien sûr en grande partie sur la langue. L’arrivée à la cour anglaise d’Aliénor d’Aquitaine, après l’annulation de son mariage avec le roi Louis VII et son mariage en 1152 avec le roi Henri II, renforce considérablement la présence du français en Angleterre. C’est le cas notamment pour le vocabulaire politique qui se complète à ce moment-là. On peut citer par exemple le mot « parliament », le « parlement », qui vient du français « parler », c’est-à-dire littéralement l’assemblée politique où on parle. Le « gouvernement » a donné en anglais le mot « government ». On peut citer aussi, dans le gouvernement, le « Chancellor of the Exchequer », littéralement le « Chancelier de l’Échiquier », qui désigne le ministre des finances. On peut aussi rappeler l’expression « Prime minister », le mot « Prime » étant dérivé bien sûr du français « Premier ». Remarquons aussi que si « Roi » se dit « King », mot d’origine germanique (« König »), « royal » se dit par contre « royal » et vient, lui, du français. Cet arrivage de nouveaux mots venus de France concerne aussi le vocabulaire religieux, par exemple « cathedral », « clergy », « abbey », « priest », venant de « cathédrale », « clergé », « abbaye », « prêtre ». Il concerne aussi la nourriture, ce qui explique qu’il y a souvent deux mots en anglais pour désigner l’animal et le plat : par exemple, pour le cochon, le mot « pig » est d’origine celtique mais le mot « pork » est lui d’origine française ; on peut aussi citer pour le veau le mot d’origine germanique « calf » qui désigne l’animal tandis que le mot « veal », d’origine française, désigne la viande de veau. En ce qui concerne le sport, même le mot « tennis » vient du français, de « tenez » qui était déclamé par les joueurs du jeu de paume.
Au 16e siècle, le français perd un peu de son intensité en Angleterre mais la langue anglaise est déjà proche de celle que l’on connaît actuellement en ayant intégré un nombre considérable de mots français, et le français reste à la mode. Ainsi, dans la cour du château d’Hampton Court, résidence favorite du roi Henri VIII, roi d’Angleterre de 1509 à 1547, on peut y voir une grande fontaine à vin avec à l’honneur l’expression : « Faicte bonne chère quy vouldra ». Le français est même parfois présent de manière inattendue dans la toponymie. Ainsi, à Londres, une célèbre station de métro se nomme « Elephant and Castle ». Il n’est pas rare que de nombreux visiteurs se demandent pourquoi cet éléphant et ce château, alors qu’il n’y a ni l’un ni l’autre à cette endroit. En fait, cette appellation est dérivée du nom d’une auberge qui se nommait « À l’Infante de Castille » (la mère de Saint Louis, Blanche de Castille) et qui, vite et mal prononcée, est devenue « Elephant and Castle » !
Au fils des siècles, les dynasties royales britanniques se succèdent régulièrement (rois Normands, Plantagenêt, Stuart, etc.), mais gardent toujours un excellent niveau de français. Y compris depuis que des familles allemandes occupent le trône du pays : les Hanovre à partir de 1714 puis actuellement les Saxe-Cobourg-Gotha depuis Édouard VII. La reine Élisabeth II parle le français avec aisance, comme peuvent le montrer plusieurs de ses discours publics, par exemple lors du lancement des Jeux Olympiques de Montréal au Québec en 1976 ou bien plus récemment lors d’un discours au Sénat français à Paris en 2004 pour le centenaire de l’Entente cordiale.
Les linguistes et spécialistes recensent qu’environ la moitié des mots anglais sont d’origine française. Est-ce que cela aurait dû faciliter pour autant l’apprentissage de nos langues respectives ? Rien n’est moins sûr ! Mais c’est en tous les cas une très belle aventure.
Si vous souhaitez approfondir sur le sujet, vous pouvez lire l’excellent et distrayant livre de la linguiste Henriette Walter qui s’intitule Honni soit qui mal y pense, l’incroyable histoire d’amour du français et de l’anglais, Paris, Éditions Robert Laffont, 2001.
Nicolas Prévost
Professeur d’histoire-géographie