Lorsqu’on évoque le nom de Champlain, la plupart des personnes interrogées se souviennent d’une gravure où l’on voit un homme d’un certain âge, le menton couvert d’une barbe taillée en pointe cachant un sourire à peine esquissé. Gravure qui depuis 400 ans entretient l’image d’un personnage sévère, témoin d’une époque révolue où la notoriété s’accommodait mal de la décontraction. Image regrettable de Champlain qui ne correspond guère à l’idée que l’on se fait de lui à la lecture de ses écrits et « qui conviendrait mieux à l’illustration d’une boite de céréales » [1]. Sait-on d’ailleurs que ce portrait n’est pas le sien mais celui de Michel Particelli, « escroc et voleur qui fut contrôleur des finances au temps de Louis XIV » [2] ?
Il importe pour connaître mieux le vrai Champlain, de relire ses écrits, en particulier ce petit fascicule publié en 1603 qu’il intitule « Des Sauvages ». On y trouve un certain nombre d’indices qui permettent de dire que Champlain, son œuvre, son action, révèlent la modernité du père de la Nouvelle-France. Je ne parle pas d’une aptitude à être à la mode mais d’une capacité à saisir à chaque époque « la part d’avenir qu’il y a dans le présent. » [3]
Pour fonder Québec, créer en Amérique du nord une colonie de peuplement, Champlain a dû mener un combat pour modifier les images concernant l’idée coloniale ancrées dans les mentalités des hommes et des femmes de son temps. On était encore en France au début du XVIIème siècle, fasciné par le mythe de l’Eldorado tel que développé avec les premières formes de colonisation espagnole en Amérique du sud. L’Eldorado, c’est-à-dire, le pays où on trouve de l’or, où la fortune attend l’aventurier. Dans la vallée du Saint-Laurent en 1603, en Acadie en 1604, Champlain est préoccupé comme son entourage par la découverte de mines dans les régions qu’il visite. N’en trouvant pas, il élargit sa vision au commerce de la fourrure, c’est-à-dire de « l’or brun ». Mais pour pratiquer ce commerce à l’échelle d’un État, il faut une compagnie qui, en échange du monopole, s’engagera à assurer annuellement l’immigration d’un certain contingent de colons. Dès lors, une grande partie de l’énergie et du temps de Champlain va consister à lutter contre les intérêts particuliers et à multiplier pour cela les voyages. Son obstacle majeur est dans l’obstination des armateurs et des marchands qui ne voient que leur intérêt immédiat et qui se refusent à participer au peuplement de la colonie, peuplement qui seul assurera l’avenir.
Le commerce de la fourrure n’est plus un objectif en soi inscrit dans le court terme mais la condition relevant du long terme qui va permettre le peuplement, c’est à dire assurer l’avenir de la colonie. Il parle aussi d’agriculture qu’il faudra enseigner aux autochtones. Il fonde Québec là où il croit possible le développement d’un grand port de transit entre l’Europe et l’Asie. On pense encore au temps de Champlain qu’en remontant le Saint-Laurent au-delà des Grands Lacs, on devrait déboucher sur une mer qui conduirait en Extrême-Orient où abondent les épices et la soie. La vision de Champlain est nouvelle. Elle repose sur la mise en valeur du pays par l’agriculture, le commerce et la venue de colons prêts à rester et à bâtir un pays sur des terres nouvelles.
Ni le progrès technique ni la croissance de la consommation ne peuvent servir de critères pour parler de progrès. On peut parler de progrès lorsque les relations entre les hommes sortent des cycles de la violence pour entrer dans l’ère du respect mutuel. Champlain s’inscrit dans ce mouvement. Observons, ou plutôt lisons, les pages où il parle de sa rencontre avec des Amérindiens, partageant leurs repas, leurs modes de vie, respectant leurs convictions, leurs croyances. Peut-on parler de tolérance ? Oui dans la limite de ce qui est concevable au XVIIème siècle. Champlain accepte que l’on puisse penser autrement, même dans le domaine religieux. Il échange avec les Amérindiens qu’il rencontre, des propos sur Dieu et n’impose pas les dogmes de l’Église catholique. Toutefois, il ne va pas jusqu’à considérer que toutes les opinions se valent et à plusieurs reprises souhaite que les Amérindiens se convertissent à la « vraie foi ». Champlain annonce une rencontre de civilisations différentes, propice au métissage, à l’opposé du rejet de l’autre.
Comment comprendre ce comportement de Champlain en avance sur bien des points sur ses contemporains ? On peut faire référence à son enfance. On l’imagine, enfant courant sur les quais de Brouage, grand port de commerce à l’époque qui reçoit des navires venus de toute l’Europe et en particulier d’Espagne, de Hollande et d’autres ports français. Un monde cosmopolite se côtoie ici. Chacun a ses traditions, sa langue, sa religion mais, nécessité du commerce oblige, le respect de la façon de vivre des autres l’emporte sur le rejet. Champlain engagé en Bretagne participe sous la bannière d’Henri IV aux combats contre la Ligue. Il suivra Henri IV jusqu’au bout et semble du moins dans sa jeunesse avoir eu des relations aussi bien avec des catholiques qu’avec des protestants. Il reste croyant mais a vu les ravages que peut causer le dogmatisme. Il a surtout appris qu’il y a mieux à faire que de s’entretuer pour des questions de dogme. Il aime la vie. Lorsqu’il arrive en Amérique en 1603, il a plus ou moins 30 ans selon les réponses des spécialistes. C’est un être jeune, aimant la vie, qui crée « l’ordre du Bon temps », histoire de passer le mieux possible ces hivers rigoureux en Amérique du Nord.
Tous ses écrits regorgent d’exemples sur son esprit d’ouverture, sa curiosité, son sens de l’observation et d’adaptation. Tous traits de caractère qui conduisent à penser que Champlain, loin d’être un personnage ennuyeux, sévère et plein de componction, était un bon vivant, aimant le risque et l’aventure, ouvert aux autres et respectueux de chacun. Champlain, Père de la Nouvelle-France, certes, mais aussi et d’abord un moderne en son temps.
Gilbert Pilleul, Historien et Secrétaire général de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs